5 mai 2011

Droit à l’image et respect de la vie privée, contrefaçon et coauteurs: qu'en dit le Conseil d'Etat ?

« La protection de la vie privée ne relève pas, par nature, de la compétence exclusive des juridictions judiciaires » ! Voilà qui est dit, et ce, par la plus haute juridiction administrative dans un arrêt du 27 avril 2011 qui fera les honneurs du recueil Lebon (Conseil d'État, 10ème et 9ème sous-sections réunies, 27/04/2011, 314577).

Quels sont les faits ?
M. Pierre A, psychanalyste, a accordé dans le passé un entretien au sujet de l'œuvre d'une artiste brésilienne. Une exposition est consacrée à cette artiste par le Musée des Beaux Arts nantais au cours de laquelle l'enregistrement filmé de cet entretien est diffusé, et divers documents le reproduisant sont mis en vente ; Les enfants de M. Pierre A à présent décédé, estimant la diffusion de ces documents sans leur autorisation constitutive de contrefaçon et d'atteinte à leur droit sur l'image de leur père, ont saisi le tribunal administratif de Nantes d'une demande d'indemnisation en réparation de leur préjudice tant en ce qui concerne la contrefaçon que l'atteinte au droit à l'image.

Sur le droit à l'image, composante du droit au respect de la vie privée  
Si le Conseil d'Etat déclare que la protection de la vie privée peut relever de la compétence des juridictions administratives lorsqu'une personne publique est en jeu, il rappelle en revanche aux héritiers que seule la personne concernée est titulaire du droit d'agir pour le respect de sa vie privée, lequel s'éteint à son décès. Ce droit d'agir n'est transmis après sa disparition qu'à la condition que les héritiers en éprouvent un préjudice personnel, direct et certain.

Quand le Conseil d'Etat s'exprime sur la contrefaçon 
Qui plus est, selon le Conseil d'Etat, le code de la propriété intellectuelle protège les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l'esprit présentant un caractère original, la protection s'attachant tant aux œuvres écrites qu'aux œuvres orales ; ainsi les entretiens constituent des œuvres de l'esprit, dès lors que l'activité intellectuelle et créatrice des participants se manifeste par l'expression d'une pensée individuelle et indépendante et que la composition et l'expression de l'œuvre fait apparaître son originalité.

Sandrine Rouja

Extraits 

« En ce qui concerne les conclusions relatives aux atteintes au droit à l'image :

Considérant qu'aux termes de l'article 9 du code civil : « Chacun a droit au respect de sa vie privée. / Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée ; ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé » ;

Considérant, en premier lieu, que la protection de la vie privée ne relève pas, par nature, de la compétence exclusive des juridictions judiciaires ; qu'en conséquence et en l'absence de dispositions législatives contraires, les demandes indemnitaires à raison des atteintes au droit à l'image, lequel est une composante du droit au respect de la vie privée, commises par une personne publique dans l'exercice d'un service public administratif relèvent de la compétence du juge administratif ; (…) ;

Considérant, en second lieu et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non recevoir opposée par la commune de Nantes, que le droit d'agir pour le respect de la vie privée s'éteint au décès de la personne concernée, seule titulaire de ce droit, et n'est pas transmis aux héritiers ; que si les proches d'une personne peuvent s'opposer à la reproduction de son image après son décès, c'est à la condition d'en éprouver un préjudice personnel, direct et certain ; qu'en jugeant que, dans les circonstances de l'espèce, les consorts  F... n'établissaient pas la réalité du préjudice personnel résultant pour eux de la divulgation de l'image de leur père, la cour, qui a porté sur les faits une appréciation souveraine exempte de dénaturation, n'a pas commis d'erreur de droit ;

En ce qui concerne les conclusions relatives aux atteintes au droit d'auteur :

Considérant qu'aux termes de l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle : L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. / Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial (...) ; qu'aux termes des articles L. 113-1 à L. 113-3 du même code : Article L. 113-1 - La qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'œuvre est divulguée , Article L. 113-2 - Est dite de collaboration l'œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques.(...) , Article L. 113-3 - L'œuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs. / Les coauteurs doivent exercer leurs droits d'un commun accord. / En cas de désaccord, il appartient à la juridiction civile de statuer (...) ; qu'aux termes de l'article L. 121-1 du même code : L'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. / Ce droit est attaché à sa personne. / Il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. / Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur (...) ; que, selon l'article L. 121-2 du même code, seul l'auteur a le droit de divulguer son œuvre, et après sa mort, ce droit de divulgation est exercé par les exécuteurs testamentaires ou à défaut par les héritiers ; que l'article L. 122-1 du même code dispose que Le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction ; qu'enfin, en vertu de l'article L. 122-4 du même code : Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (...) ; qu'une telle représentation ou reproduction constitue une contrefaçon en application de l'article L. 335-3 du même code ;

Considérant qu'il résulte de ces dispositions que le code de la propriété intellectuelle protège les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l'esprit quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination à la seule condition que ces œuvres présentent un caractère original ; qu'en ce qui concerne les œuvres littéraires, la protection s'attache tant aux œuvres écrites qu'aux œuvres orales ; qu'ainsi les entretiens constituent des œuvres de l'esprit, dès lors que l'activité intellectuelle et créatrice des participants se manifeste par l'expression d'une pensée individuelle et indépendante et que la composition et l'expression de l'œuvre fait apparaître son originalité ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'entretien de M. Pierre A avec Mme E, tant dans sa forme filmée que dans sa forme écrite, qui se présente comme un dialogue entre deux psychanalystes au sujet de l'œuvre de l'artiste Lygia D et de son activité créatrice et qui développe une réflexion originale, est une œuvre de l'esprit au sens des dispositions précitées du code de la propriété intellectuelle ; que l'expression de la pensée de M. Pierre A, dans les réponses qu'il donne à son interlocutrice, revêt un tour suffisamment personnel et une formulation suffisamment originale et créatrice pour répondre aux critères exigés pour lui conférer la qualité de coauteur de l'entretien ; qu'ainsi la cour administrative d'appel de Nantes, qui n'a pris en compte que la version filmée de l'entretien et qui ne s'est attachée qu'au critère formel de l'absence de participation de M. Pierre A à la réalisation du film et à l'absence de réserve de sa part sur le contrôle des termes de l'entretien, sans rechercher si, compte tenu de la teneur de ses réponses, M. Pierre A pouvait être regardé comme co-auteur de cette œuvre, a commis une erreur de droit et inexactement qualifié les faits ;
(…) 

Sur les conclusions à fins d'injonction :

Considérant, d'une part, qu'ainsi qu'il a été dit ci-dessus que M. Pierre A est coauteur de l'entretien avec Mme Suely E ; qu'il résulte des dispositions de l'article L. 113-3 du code de la propriété intellectuelle que l'œuvre de collaboration est la propriété commune des coauteurs qui doivent exercer leurs droits d'un commun accord ; que faute d'accord, il appartient à la justice civile de statuer ; qu'en l'absence d'un tel accord ou d'une telle décision de justice, il ne peut être fait droit à la demande de remise sous astreinte aux consorts A de tous les documents originaux relatifs à l'entretien accordé par M. Pierre A à Mme Suely E ;

(…) »



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